Des premières décennies
du XIIIe au début du XIVe siècle, la cathédrale
Notre-Dame de Paris vit son parti d’origine modifié par des reprises et des
adjonctions multiples, notamment la construction de chapelles sur l’ensemble de
son pourtour, un phénomène qui va nous intéresser aujourd’hui* et qui n’est pas
spécifique à la cathédrale parisienne.
Adjoindre des chapelles
aux édifices religieux, chapelles fonctionnant comme des oratoires “privés” à
l’usage d’individus ou de groupes d’individus (des familles ou des confréries),
fut en effet de plus en plus fréquent à partir du milieu du XIIIe
siècle.
Les chapelles de
Notre-Dame de Paris comptent toutefois parmi les exemples les plus précoces de
ce type.
Comme ce fut le cas dans
d’autres édifices, elles ont été progressivement insérées sur les flancs de la
cathédrale, entre les contreforts.
I.
Définitions et fonctions de la chapelle :
Le mot “chapelle” (en
latin capella) connaît au moins
quatre acceptions.
Au sens architectural,
la chapelle correspond à un édicule secondaire, de dimensions réduites, qui
peut être greffé à l’édifice principal : c’est donc une partie adjacente à
l’église et un lieu consacré au culte.
L’espace de la chapelle
peut accueillir un ou plusieurs autels devant lesquels des chapelains qui sont
institués et dotés par des particuliers (des laïcs ou des ecclésiastiques) vont
célébrer des messes en mémoire des défunts : un autel associé à une dotation
perpétuelle destinée à l’entretien d’un desservant constitue une chapelle, ou
chapellenie, c’est-à-dire un bénéfice ecclésiastique.
Cette polysémie peut
poser problème car “fonder une chapelle” ne signifie pas obligatoirement
édifier une petite construction ouverte sur une partie d’édifice (un collatéral
ou un déambulatoire) mais plus fréquemment instituer une rente perpétuelle
attachée à un officiant chargé de dire des messes pour le repos de l’âme du
fondateur et de quelques bénéficiaires choisis par celui-ci, sur l’autorisation
du clergé local (à Notre-Dame, le chapitre cathédral).
Dans les sources, rien
ne permet bien souvent de différencier cette deuxième acception,
ecclésiastique, de la première, purement architecturale.
Une chapelle peut aussi
se comprendre comme un groupe de desservants associés à un oratoire, ou –
quatrième signification possible – comme l’ensemble des instruments liturgiques
nécessaires à la célébration du culte, des objets qui sont généralement fournis
par le fondateur de la chapelle, qui pourvoit également aux vêtements des
chapelains ainsi qu’au luminaire.
On retiendra que
lorsque les textes ne sont pas explicites, ce qui est le cas pour nombre de
fondations de chapelles, le chercheur ignorera s’il est fait référence à une
construction, à une institution spirituelle ou à ces deux actions associées et
simultanées.
Initialement, c’est
dans l’espace de la nef que les “chapelles” (au sens de chapellenies) étaient
instituées, contre la paroi d’un bas-côté ou contre un pilier ; ce fut le
cas à Notre-Dame où la famille royale capétienne fonda les toutes premières
chapellenies en 1186.
Ce besoin se fit
rapidement ressentir par d’autres types de populations – les élites
ecclésiastiques, bien évidemment, mais aussi les officiers royaux et la bourgeoisie
urbaine, par mimétisme : ces nouveaux fondateurs imitèrent ainsi l’exemple
royal en fondant à leur tour des messes à la mémoire de leurs proches trépassés.
A partir de la fin du
XIIe siècle, la multiplication notable de ces fondations de messes
privées eut pour conséquence un certain encombrement de l’espace, perturbant de
plus en plus la liturgie ainsi que la circulation au sein de la cathédrale.
Pour remédier à cette
situation, le clergé décida une expansion latérale de la cathédrale qui
répondait de plus aux prescriptions majeures formulées lors de plusieurs
conciles réunis au début du XIIIe siècle ; les chapelles
seraient intégrées entre les contreforts, ces derniers prenant alors le rôle de
cloisons intermédiaires.
L’édification des
chapelles latérales débuta sans doute vers 1225 ; dans les années 1320,
les dernières chapelles orientales étaient bâties – un siècle a donc été
nécessaire pour donner à Notre-Dame sa physionomie caractéristique.
Le clergé cathédral
s’assura toujours un certain contrôle des fondations, qui furent très
nombreuses au XIVe siècle, entre les années 1310 et 1360 ; la
fondation de chapellenies se faisait en étroite concertation avec le chapitre,
qui ne donnait pas toujours son accord, en particulier pour les inhumations.
Les chanoines du
chapitre constituaient la plus grande part des fondateurs, suivis par le haut
clergé (évêques, cardinaux, etc.) et les serviteurs du roi (des membres de
l’Hôtel du roi ou des grands organes de gouvernement).
Le souverain était nécessairement
présent et ce, même de manière indirecte : en 1312, le chanoine Philippe
le Convers fonda par exemple, dans la chapelle Saint-Eutrope, des messes pour
lui-même comme pour le roi Philippe le Bel et la reine Jeanne de Navarre ;
un vitrail y figurait d’ailleurs le couple royal, qui avait auparavant fondé
des chapellenies à ce même emplacement ; ce conseiller royal témoignait ainsi
de sa piété... comme de sa dévotion et de sa fidélité au roi !
Le culte dynastique
était également assuré par la fondation, en 1299, par Galerand le Breton,
concierge du Palais, et son épouse Pétronille, d’une chapellenie dédiée à Saint
Louis dans la chapelle Saint-Marcel (dont la titulature fut modifiée) –
rappelons que Louis IX avait été canonisé moins de deux ans auparavant.
Les chapelles, à la
superficie bien définie et à l’architecture normalisée, communiquaient
directement avec l’espace central de la cathédrale dont elles n’étaient séparées
que par des grilles de fer.
L’indépendance des
desservants était quant à elle très relative : souvent nommés par l’évêque à la
mort des fondateurs, les chapelains pouvaient même, pour certains, rejoindre le
chapitre cathédral.
Leurs fonctions se
limitaient à ce que stipulaient les actes de fondation, c’est-à-dire le chant
des messes, à raison de plusieurs messes par semaine, à la mort ou parfois, du
vivant même du fondateur ; notons qu’ils n’avaient aucun droit d’exercer
des fonctions paroissiales.
A partir des dates de
fondation de chapellenies qui nous sont parvenues par le biais de sources variées,
il a été possible de proposer une chronologie – très relative ! – de la
construction des chapelles.
En effet, ces données
ne sont pas toutes facilement exploitables, une chapellenie pouvant être fondée
bien après la construction d’une chapelle, ou avant l’achèvement de celle-ci.
Dans la mesure du
possible, nous devons tenter de distinguer les sommes destinées aux chapelains,
dont le détail est livré dans les actes de fondation, de l’argent consacré à la
construction des chapelles, un chantier qui n’émanait que rarement des
fondateurs : ceux-ci contribuaient en définitive aux travaux définis, financés
et supervisés par le chapitre cathédral.
On connaît le don de
600 livres parisis fait par l’évêque et conseiller royal Simon de Bucy pour
l’œuvre des chapelles de l’abside, exceptionnel aussi bien par son montant qu’à
cause de l’identité même du donateur ; soucieux de son salut, il légua
d’ailleurs 200 livres supplémentaires par testament afin de poursuivre les
travaux.
Des individus
privilégiés avaient élu leur sépulture dans la chapelle où ils avaient choisi
de fonder une chapellenie, une pratique de plus en plus répandue au sein du
clergé cathédral à partir de la fin du XIIIe siècle : citons à
nouveau Simon de Bucy, inhumé dans la chapelle axiale Saint-Nicaise, entouré de
ses proches (son exécuteur testamentaire Gérard de Collandre, son neveu Pierre
de Fayel).
Les laïcs recherchaient
aussi ce type d’inhumation de prestige, comme le chevalier Pierre Millet, mort
en 1329, enterré dans la chapelle Saint-Jean-Baptiste-Sainte-Marie-Madeleine.
Dans ces chapelles à
vocation funéraire, le tombeau pouvait prendre place parmi toute une
iconographie chargée de rappeler à la postérité l’identité du fondateur (des
verrières portant ses armoiries, un programme peint ou sculpté) ; des clercs
firent ainsi placer leur propre représentation ou eurent droit, à leur mort, à
une effigie commémorative dans l’espace du déambulatoire, dans ou à l’entrée
d’une chapelle – l’évêque Simon de Bucy, mort en 1304, était ainsi doublement représenté (tombeau
à gisant et statue en pied du prélat, sur un piédestal qui a été préservé).
Il existait en outre
une véritable compétition entre fondateurs dans le but de “survivre” dans la
cathédrale, par des libéralités et par un investissement subtil de l’espace,
que l’on doit imaginer saturé d’inscriptions et d’images.
II.
Etapes de construction, architecture et décor :
Les chapelles latérales
furent érigées d’abord au niveau de la nef – entre les contreforts – à partir
des années 1220 puis, dans la seconde moitié du XIIIe siècle et
jusqu’aux années 1310-1320, autour du chœur et du chevet, ceinturant et
amplifiant la cathédrale (ce qui eut une incidence sur le transept).
La construction des
chapelles latérales de la nef dura un quart de siècle, de 1225 à 1245-1250,
d’après Marcel Aubert : de 1225 à 1235, les quatre premières chapelles
septentrionales furent édifiées ; dès 1235 peut-être et jusqu’en 1240, furent
construites leurs pendants, sur le flanc sud de la cathédrale ; les trois
dernières chapelles septentrionales, les plus proches du bras nord du transept,
attribuées tantôt à Jean de Chelles, tantôt à Pierre de Montreuil, furent
bâties peu avant le milieu du XIIIe siècle ou au tout début des
années 1250.
Les sept chapelles
s’ouvrant au nord comme au sud sur le bas-côté extérieur de la nef sont fermées
par un mur continu à l’aplomb des contreforts du XIIe siècle.
Les contreforts furent
épaissis et ce nouveau mur, garni dans sa partie basse d’une niche abritant une
piscine liturgique et percé d’une baie à meneaux, vint clore chaque chapelle.
Il fut par ailleurs
nécessaire d’harmoniser les chapelles de la nef avec les structures
architecturales voisines (les voûtes, les éléments de retombée et la décoration
sculptée des collatéraux).
La bonne luminosité fut
garantie par la réalisation de fenêtres de grandes dimensions, qui ont été
restaurées au XIXe siècle dans le respect de leur physionomie
originelle.
L’enveloppe extérieure
des chapelles, fortement modifiée au milieu du XIXe siècle, se prête
plus difficilement à l’analyse (songeons aux gâbles restitués par
Viollet-le-Duc sur le flanc sud de la cathédrale).
Notons que les
remplages des baies sont sensiblement différents d’une chapelle à l’autre, ce
qui introduit une certaine variété dans un ensemble globalement homogène.
Pendant la seconde
moitié du XIIIe siècle, le chœur fut à son tour complété de
chapelles le long des travées droites (par Jean de Chelles puis Pierre de
Montreuil ? Rien n’est assuré).
Leur édification se fit
en plusieurs temps : entre 1250 et 1270 environ, furent bâties les quatre
premières chapelles droites septentrionales et les trois premières chapelles
droites méridionales ; rappelons que les troisièmes “chapelles” nord et
sud faisaient office de passage vers les quartiers canonial d’un côté et
épiscopal de l’autre.
La dernière chapelle
septentrionale comme les quatrième et cinquième chapelles méridionales ont été
bâties un peu plus tard, pendant la campagne des chapelles orientales, très
vraisemblablement dans la décennie 1310.
Les chapelles droites
du chœur sont au nombre de dix, cinq au nord et cinq au sud – il s’agit là
encore de chapelles réalisées entre les contreforts, ouvertes sur le collatéral
extérieur du chœur, s’intégrant parfaitement dans l’architecture générale de la
cathédrale.
L’architecture de ces
chapelles s’apparente à celle des chapelles latérales de la nef (remarquons le
réseau des baies, les clés de voûte feuillagées, les chapiteaux aux corbeilles
ornées de crochets et d’un feuillage fouillé, les tailloirs à bec, les bases
dépourvues de scoties, les socles polygonaux et la présence d’une piscine
liturgique).
L’enveloppe externe,
soulignée de bas-reliefs dans sa partie basse, est marquée par la présence de
gâbles pointus au-dessus des baies.
Entre 1296 et 1320
environ, la construction de chapelles se poursuivit à l’est, sous la direction
de Pierre de Chelles puis de Jean Ravy (depuis 1318) – ce dernier acheva, comme
vous le savez, la clôture du chœur.
Les chapelles du
chevet, attribuées à Pierre de Chelles, furent d’abord édifiées, sur
l’initiative de l’évêque Simon de Bucy, dès 1296 : la triple chapelle
d’axe, dédiée aux saints Marcel, Rigobert et Nicaise, achevée en 1304 puisque
Simon de Bucy fut inhumé à cette date dans la paroi de la chapelle
Saint-Nicaise, puis les chapelles rayonnantes qui l’avoisinent.
Les dernières chapelles
droites du chœur remontent à la fin des années 1310, quand Jean Ravy reprit la
direction du chantier ; certains travaux se poursuivirent toutefois jusque
dans les années 1330.
Les chapelles du chevet
ont été disposées entre les culées des arcs-boutants primitifs.
Elles s’ouvrent sur le
déambulatoire externe dont elles reproduisent la forme annulaire.
Les chapelles
absidiales composent un ensemble homogène, au volume important (on remarquera
que les voûtes y sont plus élevées que dans les chapelles voisines).
La modénature (les
ogives au boudin aminci terminé par un méplat, les bases polygonales) comme le
décor (les clés de voûte feuillagées, les chapiteaux aux corbeilles garnies de
feuilles poussant sur des branches, les remplages aveugles reproduisant sur
certaines cloisons le réseau des baies) sont caractéristiques des années 1300.
L’extérieur est marqué
quant à lui par l’emploi des principaux éléments décoratifs spécifiques de
l’art rayonnant (des remplages aveugles, des niches, des gâbles ajourés).
On peut relever que
l’architecture de la priorale – à présent disparue – Saint-Louis de Poissy,
fondation du roi Philippe le Bel en l’honneur de son illustre aïeul (1304 | sur
une décision prise peu après la canonisation de Louis IX en 1297) présentait
une grande proximité avec celle des chapelles absidiales de Notre-Dame de Paris
auxquelles le maître d’œuvre de Poissy semble avoir fait délibérément
référence.
De même, le chevet de
Notre-Dame présente des analogies avec l’architecture des parties les plus
récentes du palais de la Cité : l’hypothèse a été émise de concertations
possibles entre le roi, ses architectes et ses plus proches conseillers
ecclésiastiques, dont faisait partie l’évêque de Paris.
Les chapelles latérales
de la cathédrale Notre-Dame eurent enfin une ‘influence’ notable sur
l’architecture du diocèse de Paris (à Saint-Denis, les six chapelles greffées
sur le bas-côté nord de la nef, mises en place dans la première moitié des
années 1320 sur l’initiative de l’abbé Gilles de Pontoise, un conseiller du
roi), et bien au-delà ; la forme même des chapelles rayonnantes, fermées par un
mur courbe qui cerne le chevet, inspira de nombreux architectes d’Ile-de-France
jusqu’à l’époque moderne (pensons par exemple à Saint-Eustache à Paris).
III.
Bilan :
Les chapelles sont des
édicules au fonctionnement liturgique normalisé et à l’architecture adaptative ;
greffées aux flancs de la cathédrale, elles en constituent le prolongement et
répondent aux souhaits des commanditaires (l’évêque et le chapitre cathédral).
On a oublié
l’effervescence qui, jadis, animait les chapelles : lieux de survie mémorielle,
elles revêtaient une grande importance pour les familles ou les confréries qui
investissaient, parfois ostensiblement, ces espaces.
C’est principalement
cet aspect qui peut être difficile à percevoir, aujourd’hui, par le visiteur
laïc – un effort de médiation sur ce point serait sans doute intéressant à
mener.
* Ce texte est la
transcription de la conférence que j’ai donnée pour les guides de l’Association
C.A.S.A.-Communautés d’accueil dans les sites artistiques (Groupe Notre-Dame)
le 10 février 2021.
Sabine Berger, 27
février 2021